Le RP du RP

L'emploi du temps de Silvio était chargé. C'était logique: une copie presque conforme de celui de son patron, avec cependant plus d'entrainement (il avait jugé bon d'en rajouter quelques-uns, ici et là). Mais cet emploi du temps, en plus d'être en superbes couleurs RVB avec une bordure effet 3D, avait un autre avantage: du temps libre.
Oh, assez peu, quelques heures par-ci par là, quelques pauses repas plus longues que les autres, mais elles étaient là et leur présence rendait tout de suite les journées moins longues. Habituellement, Silvio en profitait pour lire. Car il ne voulait pas être de ces élites en armes qui ne connaissent que les armes, n'ont aucune culture, et passent pour des armes sur pattes incapables de tout raisonnement un temps soit peu approfondi. Des bêtes.

Mais cette fois-ci faisait exception. Il venait de finir un livre. Un livre excellent, superbement écrit. Si bien que Silvio sentait qu'il ne pourrait pas s'attaquer tout de suite à un autre. Que faire, alors ? Rien ? Il l'avait déjà fait hier, après avoir fini son livre... Alors que faire ? Ecrire ? Silvio n'était pas sûr d'écrire très bien. Cela pourrait au moins l'occuper, le détendre.
Il ouvrit un programme de traitement de texte et... Resta devant la feuille blanche. Qu'écrire ? Pourquoi écrire ? C'était bien beau de vouloir écrire, mais comme ça, sans sujet, sans rien...
Par désespoir, il se connecta au réseau alpha. Après le repas, il y avait pas mal de monde de connecté. Tous ceux qui digéraient, tous ceux qui surveillaient ceux qui digéraient. Peut-être qu'en les regardant écrire, il trouverait l'inspiration...
Et il la trouva. Mais pas comme il l'imaginait. Une idée de ce qu'il pouvait faire. Alors aussitôt le "Silvio2nd" qui lui servait de pseudo se changea en "Baltimore". Il laissa ensuite circuler une annonce, qui proposait une sorte de jeu d'écriture, ou chacun jouerait un personnage... Il y eut quelques personnes pour lui demander des précisions. Alors il expliqua. Une fois. Deux fois. Trois fois pour celui qui venait d'arriver. Au milieu de la quatrième fois, il trouva son premier partenaire. Et alors qu'il demandait à Shane de lui créer un chan spécial pour son jeu ("d'accord ma tigresse !"), un second partenaire se proposa. Pourquoi pas ? Il l'inclua dans cette fenêtre à part.

Baltimore: Bon... L'un de vous tient particulièrement à écrire en premier, pour présenter l'univers/son personnage, ou je m'y colle ? x)

Ce jour-là, Elyan avait plein de chose. Elle s’était levé le matin, de bonne humeur. Après sa douche et son petit déjeuner, le soleil l’avait attiré dehors où elle s’était promené toute la journée, marchant, sautillant, chantonnant, comptant les papillons… Rien de bien méchant, surtout très amusant. Elle avait regardé le soleil, ivre de la simplicité des petits bonheurs. Compter les papillons en faisant si bien parti. Au bout d’un moment, fatiguée, les pieds usés par la marche, elle s’était assise sur un banc. En tailleur, elle avait sorti son ordinateur de poche, tranquillement. Elle pianota quelques instants sur le clavier, sans but, sans savoir vraiment quoi faire. Les jeux n’arrivèrent pas à attirer son attention, le journal qu’elle retenta de commencer non plus. Le réseau gagna son attention, elle se connecta à un chat sur l’Alpha, sous le pseudo d’Isabelle, du nom d’un magnifique papillon bleu-vert dont elle avait découvert l’existence il y a peu. Au hasard, elle regarda diverses conversations, cherchant une qui pourrait l’intéresser.
Seulement après plusieurs discussions lues, alors qu’elle allait abandonner toutes recherches, elle tomba sur une annonce originale. Il était proposé la création par l’écriture d’un monde, de ses personnages. La jeune fille réfléchit deux minutes. Elle ne savait pas vraiment où tout cela allait la mener, mais elle décida d’y mener une réponse positive, enfin relativement :

S’il y a des papillons, ça m’intéresse. ~

L’aventure allait être amusante, à coup sûr. L’annonceur, un certain Baltimore, attendit une autre personne pour ouvrir le début du jeu. Il demanda si quelqu’un voulait présenter son univers et son personnage, ce à quoi Elyan répondit :

Je n’ai pas vraiment d’idées. On pourrait baser l’univers sur la magie ?

Elle se posa deux secondes réfléchit encore. Ce genre d’exercices ne lui était pas familier, elle n’avait pas l’habitude de laisser s’exprimer son imagination et sa créativité.

On aurait chacun un pouvoir… Chacun, grâce à celui-ci devrait défendre son camp. Dites-moi si vous trouvez ça bien comme idée…

Elle n’osa pas non plus se lancer totalement dans un truc pour qu’après on le refroidisse avec un truc du genre « non c’est nul », « ouais mais ce n’est pas ça qui nous intéresse », « euh… ou pas. » ou un simple « oui, mais non »… Elle réprima donc son enthousiasme naissant et frais, tout en réfléchissant développant son idée dans sa tête. Au pire, elle pourrait l’écrire et le proposer à d’autres joueurs. Enfin, c’était à voir. Un coup d’œil autour d’elle, un papillon voleta quelques secondes autour du banc avant de repartir. Un sourire s’étira sur ses lèvres, elle emmêla un des ses doigts, elle en avait beaucoup, au moins dix, dans ses longs cheveux qu’elle n’avait pas du tout attaché, même pas à moitié pour une fois. Quelques arbres la regardaient sur son ordinateur, comme si ils étaient tout autant intéressés qu’elle pour ce… ce quoi en fait ? Encore une chose qu’elle ne savait pas, mais ce non-savoir ne le resterait pas longtemps :

Comment vous appelez ce jeu, auquel on joue, d’ailleurs ?

De notoriété commune, Allan Cadmun était un homme très occupé. Cette façade lui plaisait. Elle lui laissait le loisir de jouir de son temps à sa convenance, tant tout un chacun demeurait convaincu qu'en l'entretenant que quelque affaire que ce soit, il détournerait le haut prêtre d'une question d'ordre primordiale. La vérité voulait, qu'Allan déléguât nombre de problèmes jugés mineurs, et qu'il prenait le soin de répondre aux incidents majeurs au rythme qui lui convenait.

Aussi le haut prêtre disposait-il d'autant d'heures qu'il le désirait pour vaquer aux tâches qu'il décidait. Sans remord ni honte aucune, il naviguait patiemment sur le réseau, cherchant au hasard des discussions la présence d'anciennes connaissances. Tâche ardue et infinie, c'était néanmoins à cette pratique qu'il devait nombre des ouvrages de sa bibliothèque personnelle et la plupart des anecdotes qu'il possédait de l'ancienne Nosco, tant sa mémoire distraite avait préféré rayer des pans entiers de cette vie de crainte et d'errance. Mais le temps, en impitoyable prédateur, jouait une fois de plus contre lui. Même sans la surveillance vigilante de la Guilde, le gouffre qui séparait Allan de ses contemporains s'accroissaient à mesure que leur nombre diminuait. Peut-être était-il déjà seul, ou tous les autres vendus à la Guilde, l'un revenant à l'autre, en fin de compte.

Les discussions courantes qu'ouvraient les Noscoiens ne cessaient de mettre mal à l'aise Allan, comme s'ils s'étaient définitivement attachés à Nosco au point de retranscrire ici bas leur existence d'avant, dont ils ne soupçonnaient parfois même plus l'existence, comme si leur apparition n'avait été qu'une naissance de plus, sans mémoire, sans passé. Lui-même ne savait pas s'il les enviait ou les damnait, dans leur insouciance, dans cette résolution démente de ne jamais gratter le pernicieux vernis de l'existence.

C'est alors qu'il tomba sur la proposition de Baltimore. Aussi navrante que les autres, un marasme de sottise alors qu'il y avait tant à creuser dehors, là où grouillaient les créatures, et au-delà, derrière l'enceinte imprenable et infranchissable de Nosco, que des âmes quittaient quoi qu'on en dise. Peu loquace et peu prodigue de ses intuitions, Allan n'avait absolument pas le profil pour prendre part à un tel gaspillage, fut-il d'ascendant littéraire.

On aurait pu riposter que dès lors qu'il apparaît un nom étranger, il n'était plus tenu de paraître tel qu'il était, mais c'eut été nier que pour le haut prêtre, Allan Cadmun n'était déjà rien de plus qu'un nom d'emploi. Aussi se connecta-t-il à la discussion sans y prendre réellement part. Quelque chose dans cette suggestion, l'amusait, comme s'il était curieux de voir ce que dirait la Guilde d'une idée si innocente en apparence, qui ouvrait la porte à tant de dérives idéologiques.

Des papillons, de la magie... Voilà que la dénommée Isabelle avec des rêves fort colorés. Il se retint de céder à la taquinerie de réclamer le don de nyctalopie, et n'être ainsi pas harcelé par les papillons à la lumière des bougies. Mais Loki s'introduisit dans la conversation, sans salutation ni présentation, par ces simples mots :

Accordez-moi simplement une cape de plumes pour me transformer en faucon.

Elle n'était pas à lui, mais cela n'aurait pas d'importance. Dans cette autre réalité, cet autre imaginaire, personne ne saurait pour Baldr, pour Sif ou pour Freyja.

Silvio s'étira comme un chat, avec un grognement de bonheur. Il était à moitié allongé sur son lit, le dos appué sur son oreiller pour le pas sentir le métal dur derrière lui. Son ordinateur était posé sur ses genoux et contre son ventre pour ne pas tomber. Bonne aise, tranquille. Habituellement, Silvio n'aimait pas l'oisiveté. Mais une fois de temps en temps n'avait jamais tué personne. Et puis, il n'était pas tellement oisif: il proposait un jeu. Son activité était certes beaucoup moins utile et productive qu'à l'accoutumée, mais bon... Quand on n'a plus rien à lire, lire les autres ne peut pas être mauvais. Silvio avait beau être un auteur prodige, les autres noscoien lui arrivaient peut-être à la cheville !
Ou pas. En voyant les premiers messages s'afficher, il comprit que l'intérêt était, pour Isabelle, plus dans le jeu que dans l'écriture. Une fanatique des papillons ? En tout cas, elle aimait bien la fantasy, visiblement. Magie, camps qui s'affrontent... Truc de base. Ne manquaient plus que les oreilles pointues et les licornes-robot. Silvio eut un petit sourire.

Baltimore: un pouvoir ? pourquoi pas ! Tu n'as qu'à prendre celui de te transformer en papillon, ou de murmurer à leur oreille xD

Dans sa tête, c'était dit avec ironie, mais de l'ironie taquine. Etrangement, sur le réseau, Silvio était plus aimable qu'en vrai. Peut-être parce qu'il tenait à garder des partenaires de jeu.
Arriva Loki. Bien dans son personnage, dès le début. IRL, il était sans doute du genre coincé, incapable d'humour, pensa Silvio. Mais à vrai dire, ce fameux Loki qui désirait se changer en faucon l'intriguait. Peut-être justement parce que son personnage semblait déjà prêt, et empreint de mystère. Nul doute qu'il serait intéressant de chercher à découvrir, subtilement, qui était ce personnage...
Yblasorell. Le nom était laid. Silvio avait beau le relire, il ne voyait pas comment on pouvait trouver ce nom beau. Isabelle, Loki, et lui-même avaient fait un effort. Yblasorell... Silvio espérait que ça voulait dire quelque chose, ou que c'était rattaché une histoire, parce que sinon cela heurtait son oreille pour rien (bichette).
Bon, visiblement, c'était à lui que l'on posait toutes les questions, comme s'il avait le pouvoir de vie ou de mort sur tout le monde. Comme s'il allait mener la danse... Au moins, personne ne mettait en doute sa place. Seulement, il n'était pas le chef tout puissant, et pour que le jeu soit marrant pour tout le monde, il fallait que chacun y mette du sien et de l'intriguant. Silvio recommença à pianoter, rapidement.

Baltimore: ok, Yblasorell.
Baltimore: les limites de l'imagination ? Je ne sais pas, moi ! On verra bien !
Baltimore: mais diviser en camps, ça risque d'être compliqué, non ? Enfin, j'sais pas, pour inter-réagir, j'pensais que ça serait bien qu'on soit tous au même endroit... Pour un bal, une fête, peut-être ? Ou une réunion secrète, ou...
Baltimore: oh, puis zut ! xD Isabelle, tiens ! choisis donc où nous sommes et qui tu es. Et prends ton temps pour écrire, ne sois pas pressée ^^

Bon, là, il avait refourgé une partie des responsabilités à Isabelle. Il avait envie d'être surpris. Qu'on lui donne à lire ! Et qu'il participe à sa lecture ! Déjà, attendre la réponse d'Isabelle lui faisait ressentir comme un suspens jubilatoire... Il n'ouvrit pas d'autre fenêtre pour se faire patienter. Il se contenta de fixer l'écran, impatient et pensif à la fois.

L'avantage de l'informatique, c'est qu'il permettait de coder et de recopier des données avec une information diabolique. L'inconvénient, c'est que le contrôle de ces dites-données échappait à qui se leurrait de les posséder. Eut-il éteint son écran qu'il n'eut pu effacer les mots prononcés par Loki. Ils perdureraient, dans la mémoire d'un autre ordinateur que le sien, piégé dans un méandre du réseau, à la merci des vautours insatiables de la Guilde.

La difficulté ne résidait pas l'évitement perpétuel des barrages imposés par les brigades informatiques, mais dans l'acceptation de la surveillance comme un mal nécessaire. Le haut prêtre se raisonnait sans mal : l'emploi de son pseudonyme n'avait de sens que pour lui et à la rigueur pour ceux dont les souvenirs incluaient quelques mythes oubliés, que jamais la Guilde n'aurait pris la peine de relayer. Voilà une des choses qui manquaient à Nosco. Une bibliothèque. Non pas un regroupement des savoirs amoncelés par les colons infortunés de la petite ville, mais un édifice ambitieux, destiné à recueillir les souvenirs recouvrés de chaque oublié. Quel trésor ce serait...

Rêveur, Allan laissait ses pensées dériver, dédaignant plusieurs fois l'écran au profit tantôt d'un livre à demi-achevé, tantôt au profit d'un carnet dans lequel il griffonnait d'une écriture égale. Lorsqu'il revint à la discussion, la suggestion d'Isabelle le fit sourire. Leur quotidien n'était-il pas assez noir, qu'il fallut qu'elle invoque sectes et sacrifices ? Peut-être était-ce là un piètre catharsis que d'espérer expier les douleurs du quotidiens dans les menteries d'une nuit biaisée.

Alors qu'elle évoquait les secrets qu'ils pouvaient conserver par devers eux, Loki se tenait coi. Qu'était-il sinon un traître, un assassin, un menteur ? Il attendrait de savoir quel chemin ils prendraient, il se rangerait du leur, il les poignarderait, voilà ce que lui dictait son esprit. Laissant ses yeux courir sur les lignes qu'inscrivait Isabelle, il s'immisça, sans s'avancer davantage, tel le serpent sournois qu'il était :

Loki : Et nous l'écouterions sans broncher ?

Certain que les machines impersonnelles interdiraient à son message le moindre sentiment, qu'il fut offusqué ou simplement curieux, Allan s'installa plus confortablement sur son siège. Il reprit même son livre, de telles conversations pouvaient durer longtemps, il n'était pas connu pour tenir le crachoir.